- ESTHÉTIQUE - Esthétique et philosophie
- ESTHÉTIQUE - Esthétique et philosophieEsthétique: le mot est assez neuf, et l’institution l’est plus encore; la première revue d’esthétique, la Zeitschrift für Ästhetik und allgemeine Kunstwissenschaft , a été lancée en 1904, et en France la première chaire d’esthétique a été créée en 1921, à la Sorbonne, pour Victor Basch. Et pourtant la tâche que l’esthétique comme discipline prend en charge est aussi vieille que la pensée. D. Charles le montrera en esquissant une histoire de la pensée esthétique qui se constitue bien avant que la discipline ne soit officiellement instaurée. Cette tâche, c’est de s’interroger sur la beauté, et sur le lieu où elle se produit, où elle est produite, qui est principalement l’art. L’étymologie du mot nous le dit, en nous ramenant à la vieille source grecque: 見晴靖兀精礼益, c’est le sensible; car ce qui est beau, c’est proprement une chose, et non une idée: un objet sensible, qui s’offre à la connaissance sensible. On sait donc ce qu’est l’esthétique, on l’a su avant de l’avoir nommée. On le sait assez pour discuter de ce qu’elle doit être; et depuis le début du XXe siècle, les débats ont été fort vifs, bien que toujours académiques: à chacun son esthétique. Je voudrais montrer ici l’intérêt des recherches et la vanité des débats; si l’on distingue – et il le faut bien –, que ce soit pour unir. Car l’esthétique est aujourd’hui un nom commun pour des disciplines, ou si l’on veut des approches, fort diverses; aucune d’entre elles ne peut revendiquer un monopole, et le véritable esthéticien serait celui qui les maîtriserait toutes.Le premier problème, encore préalable, est celui-ci: où classer l’esthétique? Dans la philosophie ou dans la science? On l’a généralement résolu en ménageant les susceptibilités. La revue allemande s’appelle « Revue d’esthétique et de science générale de l’art » (aux États-Unis, où les critiques sont plus puissants que les philosophes, la revue homologue s’appelle « Revue d’esthétique et de critique d’art »). Au vrai, ce problème nous paraît aujourd’hui aussi faux que sa solution. Il était posé par l’avènement de la pensée positiviste, qui se croyait tenue de discréditer la philosophie pour célébrer la science. Mais le positivisme ne concevait que deux modèles de la science: les sciences formelles et les sciences de la nature. Aujourd’hui on est moins intransigeant: on accorde la dignité de science à tout discours rigoureux et fécond. Et ce que l’on oppose à la science, c’est le bavardage ou la rhétorique – par exemple de cette critique d’art qui sévit dans les journaux, alors que la véritable critique est une esthétique appliquée –, ce n’est pas la philosophie. Car celle-ci est partout, et peu importe qu’on la discrédite en l’appelant idéologie: au commencement, sous la forme d’options et de présupposés méthodologiques qui font démarrer la recherche; à la fin, parce que la réflexion veut approfondir, pour le fonder, ce qui a été entrepris. Ce texte même est philosophique, puisqu’au lieu de « faire » de l’esthétique il tente de « dire » ce qu’elle est: l’épistémologie est philosophie; et il s’achèvera sur l’énoncé de problèmes non plus épistémologiques, mais ontologiques, que l’esthétique, si elle se réfléchit, est acculée à se poser.1. L’objet de l’esthétiqueScience ou philosophie, l’esthétique ne peut tenir un discours qui lui soit propre et qui soit cohérent que si elle se donne un objet déterminé. Un objet, cela signifie ici à la fois une intention et un domaine. Autrement dit, ce qui détermine l’objet, c’est la méthode qui se propose de le saisir. Les sciences nous l’apprennent tous les jours: le microbe n’est devenu objet de science que lorsque le microscope a été inventé. Mais le microbe n’a pas attendu Pasteur pour exister: de l’inévitable solidarité du domaine et de la méthode, du dit et du dire, il ne faut pas conclure, comme le fait volontiers un certain idéalisme, que le savoir est à lui-même son propre objet; cela n’est vrai, à la rigueur, que pour les sciences formelles, si elles peuvent liquider toute signification référentielle. La méthode oriente un certain regard sur l’objet, elle ne constitue pas totalement cet objet, elle est elle-même appelée par lui, tel qu’il se révèle d’abord à une connaissance naïve.Quel est donc l’objet propre de l’esthétique? Le beau. Mais quoi? L’idée du beau? L’esthétique ne peut-elle être que le développement de la philosophie platonicienne? Un autre philosophe nous avertit que le beau est une idée sinon creuse, du moins inaccessible, et que nous n’avons jamais affaire qu’à des choses belles; Kant ne nous autorise même pas à dire: les tulipes sont belles, mais seulement: cette tulipe est belle. Beau, c’est un prédicat qui qualifie les objets offerts à la perception. Ces objets n’exercent l’entendement qu’en sollicitant d’abord la subjectivité. D’où le piège toujours tendu à l’esthétique; car la sensibilité est subjective, rebelle au discours logique, impuissante à se justifier: l’esthétique doit toujours se défendre contre la tentation du pathos dans lequel sombre trop souvent une certaine critique.Une théorie de l’artMais où trouver l’objet esthétique, cet objet que le goût juge beau? Dans la nature, et dans l’art. L’esthétique sera le plus souvent une théorie de l’art, Kunstlehre ou Kunstwissenschaft . Elle a ses raisons pour privilégier l’art: il propose à son investigation des objets qui visent expressément à plaire (même si c’est en déplaisant), et dont la production pose autant de problèmes que la consommation; des objets aussi qui sont en quelque sorte mieux déterminés, plus consistants, plus stables – traditionnellement au moins, car l’idée de l’œuvre comme achevée et parfaite est aujourd’hui remise en question. Tandis que la tulipe kantienne bientôt se fane; et un paysage, d’où est-il beau? Le monument nous propose au moins un itinéraire, autour de lui, et en lui; mais le site, s’il n’est pas ordonné au monument? Cependant l’esthétique ne peut oublier la nature. D’abord parce que l’art lui-même ne l’oublie pas, et garde avec elle une double relation. D’une part, il lui arrive de s’en inspirer, voire de la dire à sa façon, même quand il renonce à l’imiter; écoutez par exemple Mondrian: « Par l’émotion constante du beau, les sensations se sont épurées et approfondies; l’homme atteint alors une vision beaucoup plus profonde de la réalité sensible. » D’autre part, l’œuvre créée par l’art a, comme le dit Kant, l’apparence de la nature: sa présence insistante, son épaisseur rugueuse, sa profondeur obscure; ce noyau d’illisibilité que Blanchot décèle au cœur des grandes œuvres, il tient à ce qu’il y a de nature en elles. Ensuite, parce que la beauté libre des choses que l’art n’a pas préméditée pose peut-être à la pensée philosophique les problèmes les plus profonds, devant lesquels l’esthétique ne doit pas se dérober.Une première question nous arrête ici: si l’esthétique porte préférentiellement son attention sur l’art, puisque l’art est une praxis, ne va-t-elle pas être tentée de contrôler cette praxis? Si elle parvient à définir le beau, ne va-t-elle pas imposer sa définition aux artistes? Ne va-t-elle pas être normative autant que descriptive? De fait elle l’a souvent été. Pour de mauvaises raisons parfois, si le dogmatisme procède de l’esprit d’autorité des critiques, de la docilité du public qui s’en remet aux experts, ou de l’inertie des artistes qui restent fidèles aux valeurs sûres et rentables d’une tradition. Pour de meilleures raisons aussi, s’il est vrai que, comme le dit Kant, le jugement de goût ne peut être qu’il ne revendique l’universalité. Pourtant cette revendication n’implique nullement un dogmatisme, puisque le jugement ne porte que sur un objet, et non sur un concept ou une règle. Affirmer la beauté, chaque fois unique, d’un objet singulier, ce n’est pas se recommander d’un canon, ni en commander un. De fait, l’esthétique aujourd’hui a renoncé à être normative; en quoi elle s’est séparée de la critique, et surtout de celle qui ne cherche pas au moins à justifier son jugement. Cela n’implique point que l’esthéticien renonce à exercer son jugement ou ignore celui des autres; bien au contraire, la normativité spontanée du goût devient un objet de sa réflexion. Mais l’esthétique fait la théorie de la normativité sans être elle-même normative. Elle est descriptive.Description et explicationMais comment décrire? Et d’abord, quoi? Les produits de l’art, avons-nous dit. Les rechercher, les identifier, les classer, c’est la première tâche de l’histoire de l’art. Travail indispensable, surtout si l’on conçoit tout l’intérêt que présente l’élargissement indéfini dans l’espace et dans le temps du « Musée imaginaire », ne fût-ce que pour former le goût et pour décourager le dogmatisme. Mais cette tâche pose déjà des problèmes: il est difficile de circonscrire le domaine de l’art, surtout lorsqu’il n’a pas encore pris conscience de lui-même. Quel sort faire aux arts sauvages, à des arts qui ne se savaient ni ne se voulaient arts, alors que déjà sans doute l’homme était sensible à la beauté? Pareillement aux arts dits mineurs, et aujourd’hui au non-art ou à l’anti-art? Les décisions ici engagent déjà une philosophie: assignerons-nous à l’art toutes les œuvres que nous avons transportées dans nos musées parce qu’elles éveillent notre curiosité et notre plaisir, même si nous savons qu’elles ont été produites pour d’autres fins? Davantage, en prenant conscience de la métamorphose, comme dit Malraux, que nous faisons subir à ces œuvres, nous en venons à nous interroger sur le destin que nous faisons aux arts contemporains: nos institutions, nos attitudes leur rendent-elles justice? Ne sont-elles pas contraignantes, même sans le vouloir, à l’égard des artistes? On voit déjà que l’histoire ne peut être seulement chronologie, ou l’esthétique seulement description.Car on ne peut décrire sans expliquer, sans analyser, mais aussi sans insérer l’objet dans la culture qui le produit, l’utilise et le consacre. Dans son contexte historique, pour sa création, comme pour sa réception, l’objet est à la fois déterminé et déterminant: on voit ici pointer l’anthropologie et la sociologie de l’art. Mais poursuivons un instant la problématique de l’histoire. De quoi y a-t-il histoire? Des œuvres, bien sûr, des circonstances de leur production et de leur diffusion; mais ce n’est encore là que petite histoire: biographie, qui n’a de poids qu’en se lestant de psychologie. L’histoire véritable se propose d’observer les changements, les mutations qui se produisent dans les domaines où ils sont en même temps intelligibles. Car une histoire est ouverte par des décisions « historiques » – par exemple des gestes créateurs ou des œuvres elles-mêmes créatrices, c’est-à-dire grosses d’un certain avenir – qui sont en soi fortuites et imprévisibles pour ce qu’elles introduisent la discontinuité et la nouveauté; mais, une fois reconnue l’historicité de l’invention, il faut restaurer l’intelligibilité de l’histoire. Ce qu’elle établit, c’est, dans la synchronie, la relation multiple et équivoque de l’invention aux systèmes qu’elle « déconstruit » pour reconstruire, de l’œuvre au milieu social où elle se produit; dans la diachronie, c’est la continuité qui sous-tend la discontinuité soit d’un genre, soit d’une technique, soit d’un style, c’est-à-dire d’institutions dont le devenir comporte une certaine logique interne; c’est aussi la continuité du milieu dont le devenir est toujours lui-même exposé à l’irruption de la contingence. En sorte que l’histoire n’est jamais simple, ni facile.L’expérience esthétiqueUne autre question surgit aussitôt: si l’objet esthétique est lié à une culture et à l’histoire, c’est parce qu’il est lié d’abord au sujet. Un sujet qui est lui-même historique, porteur et agent d’une culture, mais qui est aussi un sujet individuel; disons: un sujet psychologique, car c’est ainsi que l’esthétique, avant l’avènement de la phénoménologie, puis des philosophies du système, l’a conçu et désigné (et on voit ici encore que l’esthétique met en jeu une philosophie, au moins comme épistémologie). L’objet esthétique en effet est solidaire de l’expérience esthétique qui le reconnaît et le consacre, qui le promeut à l’existence qu’il requiert, car cet objet n’existe vraiment que dans l’épiphanie du sensible, grâce à une perception droite: qu’est-ce qu’une musique qui ne serait pas entendue, une peinture qui ne serait pas « broutée par l’œil », comme dit Klee? Encore faut-il que cet objet se propose à la perception, et pour cela qu’il ait été produit: il est l’œuvre d’un homme qui par lui s’adresse à d’autres hommes. L’objet renvoie donc ici au sujet, et plus précisément à deux sujets, le créateur et le récepteur. Dès lors la dichotomie objet-sujet, qui s’impose aisément à la réflexion, engage l’esthétique sur deux voies: celle d’une esthétique subjectiviste et celle d’une esthétique objectiviste. Mais celles-ci ne cessent de s’entrecroiser: les deux entreprises sont bien plus complémentaires que divergentes. Et cette complémentarité est peut-être leur sens profond: l’expérience esthétique ne serait-elle pas le rappel d’une situation ontologique originaire où le sujet et l’objet étaient non pas inséparables, mais confondus? En deçà de la corrélation, elle témoigne d’une unité première que l’art s’efforcerait à la fois de ressouder et de dire.2. L’esthétique subjectivisteL’esthétique subjectiviste est d’abord une réflexion sur la perception esthétique. Au début du XXe siècle, cette réflexion s’est placée sous l’égide de la psychologie, et le concept clé qu’elle a mis en œuvre est celui d’Einfühlung (à quoi répond alors, en gros, chez Croce, le concept d’intuition). Cette esthétique en effet est toujours soucieuse d’assurer sa pertinence et son autonomie; elle cherche pour cela à spécifier « l’attitude esthétique » (que V. Basch par exemple discerne parmi cinq « attitudes fondamentales du moi »), et y parvient par l’Einfühlung , sorte de communication avec l’objet selon un sentiment qui le pénètre jusqu’à s’identifier à lui et que Victor Basch traduit par symbolisme sympathique ou sympathie symboliste. Deux thèmes se mêlent dans cette analyse: celui d’une expansion de la personnalité, comme disait Theodor Lipps, qui projette sur l’objet des traits humains, et celui d’une aliénation de la personnalité qui se projette et se perd dans l’objet; d’un côté, l’objet est éprouvé comme vivant la vie du sujet; de l’autre, le sujet s’éprouve comme vivant la vie de l’objet. Lire la qualité affective exprimée par une œuvre – la tristesse d’un paysage, l’allégresse d’une mélodie, la sérénité d’un monument –, c’est la comprendre par moi ou me comprendre par elle. Que l’analyse oscille entre ces deux interprétations est plein de sens: cela signifie peut-être que l’expérience esthétique s’accomplit dans un retour à l’être sauvage où le sujet et l’objet ne sont pas encore séparés. Lorsque la phénoménologie prend le relais de cette psychologie, comme elle prend chez Bachelard le relais de la psychanalyse, elle rencontre le même problème: la conscience n’est pas souverainement donatrice de sens, elle reconnaît un sens immanent à l’objet; et du même coup l’analyse intentionnelle des fils qui se tissent entre la conscience et son corrélat doit être double: noético noématique selon l’expression de Husserl; et cette double analyse tend à cerner un état d’indistinction première entre le visible et le voyant, entre le réel et l’imaginaire.Mais nous voudrions aussi souligner que cette esthétique qui privilégie d’abord le sujet est conduite aux mêmes problèmes qu’affronteront les esthétiques objectivistes. D’une part, parce que le sujet qu’elle décrit est un sujet concret, donc historique: elle ne peut ignorer que toute perception, tout usage de l’objet esthétique sont orientés par une certaine culture qu’il appartient à la sociologie de l’art d’explorer. D’autre part, même si cette esthétique se vouait à décrire un regard d’avant l’histoire, encore anonyme et général, elle ne peut ignorer ce que ce regard vise; l’œil qui broute le tableau est conduit dans son inlassable parcours par des formes et des forces qu’il faut bien repérer sur la toile. C’est pourquoi, en fait, un des meilleurs exemples d’analyse formelle de l’œuvre nous est donné par un champion de l’Einfühlung : Lipps opère une combinatoire de formes plastiques possibles, qui lui permet de repérer 1 620 Grundformen , dont 540 procèdent de distinctions purement qualitatives, donc irréductibles.Mais l’esthétique subjectiviste peut entreprendre de décrire une autre attitude esthétique: celle du créateur. Nombreuses ont été depuis Kant (et pourquoi ne pas dire: depuis Platon?) les théories du « génie », auxquelles les artistes parfois se sont prêtés avec complaisance. Est-ce à dire que l’esthétique comme étude de la réception doit se conjuguer, comme le proposait Valéry et par la suite Gilson, avec une poétique comme étude de la création ? Sans doute; mais cette poétique peut elle-même s’engager sur deux voies différentes, selon qu’elle se réfère préférentiellement à l’objet et aux opérations qui le produisent, aux techniques ou aux écritures auxquelles recourent ces opérations – en quoi cette poétique sera elle-même objectiviste –, ou au sujet, à son histoire singulière, à sa vocation, à son inspiration plutôt qu’à son métier – en quoi cette poétique sera subjectiviste. Ici encore, une voie conduit à l’autre: l’intériorité de la conscience créatrice ne se révèle que dans l’extériorisation du faire, dans le geste qui affronte la matière et qui manie l’outil. « Heureux qui orne une pierre dure. Artisan d’abord », disait Alain. Cependant, on conçoit qu’une esthétique subjectiviste puisse privilégier, au moins pour un moment, la psychologie de la création, et même le concept, si c’en est un, de génie. Non seulement parce que ce concept est flatteur pour l’artiste, mais parce qu’en tout cas la subjectivité est irréductible, et qu’on ne peut lui refuser ni l’intériorité ni l’initiative: pourquoi un peintre choisit-il d’être peintre, et pourquoi fait-il de telles œuvres, c’est son secret, qui sollicite la psychologie. D’autant qu’on peut croire qu’il veut livrer ce secret: on affirme souvent que l’artiste, même s’il ne dit rien de lui, s’exprime dans son œuvre, comme l’arbre dans son fruit ou le rêveur dans ses fantasmes. Aussi la psychologie de la création est-elle souvent, de nos jours, une psychanalyse de l’artiste. Freud en a donné l’exemple en étudiant Léonard; il a aussi donné l’exemple, qui n’a pas toujours été suivi par ses disciples, de la modestie de son propos: « Le don artistique et la capacité de travail étant intimement liés à la sublimation, nous devons avouer que l’essence de la fonction artistique nous reste aussi, psychanalytiquement, inaccessible. » De plus, Freud sait fort bien que la psychanalyse du créateur ne dispense pas de l’étude de l’œuvre: il l’a prouvé par l’examen admirablement minutieux et éclairant du Moïse de Michel-Ange. Ce qu’il a peut-être moins bien su, c’est que la création, outre qu’elle exprime le désir, qu’elle libère, rend compte aussi, d’une autre façon, de l’état de la culture dans laquelle l’œuvre s’inscrit. Partout, les différentes approches sont complémentaires.C’est encore une autre complémentarité qu’on voudrait noter ici: celle qui noue l’étude de la perception à celle de la création. D’une part, en effet, le créateur est le premier spectateur de l’œuvre, et d’abord de ses ébauches; certains malentendus qui peuvent se produire entre le public et lui viennent précisément de ce qu’il a d’abord essayé l’œuvre sur lui. D’autre part et surtout, le spectateur, même s’il n’est pas tenté de créer à son tour, est requis d’être en quelque sorte co-créateur de l’œuvre. Si sa perception est d’autant plus droite, et heureuse, qu’il est mieux initié aux procédures de l’art et aux structures de ses produits, en se rendant capable de lire l’œuvre pour en éprouver mieux les effets et le sens, il s’associe à sa genèse, il réactive en lui le geste créateur; il ne se rend certes pas capable de l’accomplir par lui-même, mais il le mime fantasmatiquement: tout se passe pour lui comme si, en vivant l’œuvre, en se faisant docile à sa structure, à son rythme, à ses accents, il vivait sa création – disons une nouvelle création: son avènement dans le perçu et parfois son expansion dans l’imaginaire. Lorsque Bachelard, « rêveur de mots », co-rêve avec le poème, il peut avoir l’impression de co-créer avec le poète. Au surplus, le désir de créer est peut-être présent en tout homme; et même le pouvoir, si contestables qu’en puissent paraître les produits. Témoin l’art sauvage, populaire ou naïf. L’esthétique, qui n’en a pas fini de se demander où commence et où finit l’art, peut ici mettre Croce au service de Dubuffet; car pour Croce toute intuition, sitôt qu’elle s’exprime, est déjà de l’art; il se souvient de Vico, qui situait la poésie à l’origine du langage, lorsqu’il écrit: « Mieux que poeta nascitur , on pourrait dire homo nascitur poeta : petits poètes les uns, grands poètes les autres. » L’art contemporain souscrit à cette formule: il en appelle à l’initiative, au choix, voire à la créativité du récepteur; il a la nostalgie de la fête, où le spectateur se muait spontanément en acteur. Urbanisme, architecture, hi-fi, peinture préparent l’avènement d’un art qui ne s’offrira plus à la délectation narcissique des happy few , mais qui créera un nouveau milieu pour un sujet nouveau, pour des hommes plus libres et plus créateurs.3. L’esthétique objectivistePsychologie et poïétiqueObjectiviste, cela peut s’entendre en deux sens, selon qu’on met l’accent sur l’objet ou sur l’objectivité. Revendiquer l’objectivité, c’est le propre des sciences positives. Et le prestige du positivisme a été assez grand au début du XXe siècle, et même plus tard, lorsque le positivisme a pris le nouveau visage du positivisme logique et du structuralisme, pour que l’esthétique ait réclamé la dignité d’une science. Ainsi la Kunstwissenschaft s’est-elle opposée à l’Ästhetik . Le conflit s’est généralement apaisé dans une sorte de coexistence pacifique. Mais nous verrons bientôt que le problème ne se résout au fond que par l’élaboration d’une science nouvelle, qui peut prendre des noms divers, et qui, plus soucieuse de l’objet que de l’objectivité, ou du savoir que de la scientificité, ne se soucie guère de revendiquer expressément le titre de science.Les premières œuvres qui se réclament de la science de l’art, comme celles d’Utitz et de Dessoir, sont bien plus philosophiques que scientifiques; elles reprennent d’ailleurs très largement les thèmes et les problèmes de l’Ästhetik , et ne s’en distinguent que par la part plus grande qu’elles font à l’étude de l’objet. Dessoir pourtant accuse la spécificité de la science de l’art en reprenant, après bien d’autres depuis Fechner, l’étude expérimentale de l’expérience esthétique. Aujourd’hui encore l’esthétique expérimentale ne cesse de solliciter les chercheurs, tel Robert Francès, qui était vice-président d’une Association internationale d’esthétique expérimentale fondée en 1965, implantée et active dans de très nombreux pays. Mais cette esthétique, comme déjà Lipps l’objectait à Külpe, semble n’étudier que ce qui est pré-esthétique: les conditions psychophysiologiques ou sociologiques de l’expérience esthétique plutôt que cette expérience elle-même. Sans doute d’ailleurs le reconnaît-elle: elle se veut « psychologie de l’esthétique » – c’est le titre d’un livre de Francès –, et non point esthétique à part entière. L’esthétique positive peut aussi se vouloir histoire, ou sociologie: là encore, plutôt que de l’objet même, elle est tentée de se vouer à l’étude des circonstances qui déterminent sa production ou sa consommation. Son approche de l’objet, si légitime et féconde qu’elle soit, reste alors une démarche indirecte: le souci de l’objectivité, s’il suscite le recours à des concepts et des procédures qui ont fait leurs preuves ailleurs, ne recommande pas autant l’abord direct de l’objet, qui impose d’élaborer une science ad hoc plutôt qu’une « science générale de l’art » ou des sciences de l’art.En fait, cette approche est opérée par ce qu’on appelle quelquefois commodément le formalisme, c’est-à-dire l’analyse formelle des œuvres. Sous cette étiquette, on peut grouper des noms et des écoles bien divers. Évoquons seulement l’école de la Sichtbarkeit , la théorie de la littérature des groupes russe et russo-tchèque, le new criticism américain, les historiens du cercle de Warburg, les tentatives de la sémiologie. On fait ici, du moins provisoirement, l’économie de discours généraux sur l’expérience esthétique ou sur le beau; on se met en face d’œuvres – sans s’interroger sur ce « on » qui n’est jamais anonyme –, et on se demande ce qu’elles sont, comme on peut se le demander d’un caillou, d’un nuage ou d’une bactérie; on s’interroge sur leur être et non sur leur valeur, en présupposant peut-être que la valeur est constitutive de l’être, puisque ces œuvres sont faites pour produire un certain effet. Car elles sont faites . On doit donc, laissant de côté les circonstances psychologiques de la création, chercher comment elles ont accédé à l’être; puisque cet être a été produit, puisqu’il porte souvent la marque des outils qui l’ont fabriqué, il faut savoir comment, avec quels matériaux, selon quelles procédures: technique de l’échafaudage pour la construction des cathédrales, technique de la boîte pour la composition des toiles de Poussin, technique de l’ordinateur pour la composition des pièces musicales de Xenakis. Ici l’esthétique est proprement une poïétique (Valéry), ou une « skeuopoétique » (Étienne Souriau).Structure et sensMais il faut en venir à l’œuvre même; elle sollicite moins l’intelligence que la sensibilité, le plaisir; comment la rendre – presque malgré elle – intelligible, et comment en faire l’objet d’un discours rigoureux? C’est ici que se propose la notion de structure qui, bien avant de connaître la fortune que l’on sait, a été pratiquée par de nombreux esthéticiens comme Viollet-le-Duc, Lalo, Étienne Souriau, ou encore Riegl, Wölfflin, Panofsky ou Francastel. Structure, aussi bien, évoque construction: le produit ou le mode de la construction. Mais, pour l’étude de l’art, est-ce toujours le concept adéquat? Sa valeur opératoire lui vient de ce qu’il commande l’analyse qui discerne les éléments et la combinatoire qui les manie. Là où des éléments sont discernables, et discernés dans la construction même de l’objet, comme les colonnes d’un temple ou les degrés de la gamme, on peut se référer à la structure; ainsi la musique est-elle l’art de la structure par excellence, où créer se dit composer.Or une fresque, une sculpture, un film, un poème ne sont pas faits de la même façon. Ils mettent en jeu des significations. Si les arts du langage ou les arts visuels se prêtent encore à une étude structurale, elle ne portera pas sur la syntaxe seule mais sur la sémantique; car ces arts constituent des systèmes de significations. Et ces systèmes ont chacun leur autonomie: il y a une essence du pictural, du sculptural, du poétique, toujours visée par l’artiste, et l’on parle aujourd’hui de peinture pure comme l’abbé Bremond parlait d’une poésie pure. Ces systèmes ont aussi leur mode propre de fonctionnement. La grande différence entre eux est celle-ci: les arts dont la substance est linguistique visent à dire, les arts dont la substance est non linguistique visent à montrer. L’analyse de l’œuvre littéraire, proprement sémantique, porte sur des éléments de discours qui peuvent d’ailleurs comporter des significations différentes: qui désignent tantôt des actes ou des événements dans un récit (dans les analyses de Vladimir Propp, de Claude Bremond ou de Tzetan Todorov, et par exemple des mythèmes dans un mythe comme pour Lévi-Strauss), tantôt des thèmes propres à une constellation psychologique singulière, ainsi dans l’analyse thématique de J.-P. Richard ou l’exégèse psychanalytique de Mauron. La région ontologique où se situent les arts visuels n’est pas celle du discours mais de la forme ou, d’après Francastel, de la figure. Il y a une réalité des formes; on n’en voudra pour preuve, nous le savons depuis Focillon, que leur vie, la vie de la croisée d’ogive, de la perspective naturelle ou artificielle, du visage byzantin, de la forme sonate. Mais comment discerner ces formes? Ce qui est montré dans un tableau ou un bas-relief ou un film, c’est, tout autant qu’une femme ou un cheval de bataille, une certaine distribution des lignes et des couleurs. L’art figuratif nous invite à chercher les éléments formels, à la fois signifiés et signifiants, dans le représenté, pour instaurer par exemple une combinatoire entre des objets et des personnages figurant dans un sujet donné, comme a fait Rudrauf pour l’Annonciation et les pèlerins d’Emmaüs. Mais l’art dit abstrait, soucieux précisément de ne pas laisser l’essence du pictural s’aliéner dans l’imitation, nous invite à chercher ces éléments dans l’organisation proprement picturale de l’œuvre, dans les lignes de force ou les jalons qui conduisent l’œil, éléments qui ne se laissent saisir que dans leurs relations réciproques, telles la complémentarité des couleurs ou l’opposition des directions. Ainsi à une paradigmatique – et à une histoire – thématique s’opposera une paradigmatique formelle. Et de même, pour le film, d’une syntagmatique de la narration, comme celle que décrit C. Metz, se distinguera une syntagmatique des procédés formels (cadrage, plan, enchaînement). Cette seconde paradigmatique est de toute façon liée à la technique même de la création, et d’abord aux matériaux et à l’instrument. Focillon l’a bien vu: « Les matières, dit-il, comportent un certain destin ou, si l’on veut, une certaine vocation formelle... L’instrument éveille la forme dans la matière. »Phénoménologie et sémiologieCes distinctions qu’opère l’analyse dépendent de la lecture qu’on fait de l’œuvre. Elles ne sont pas commandées, comme dans l’étude de la langue, par la réalité d’une double articulation, par la distinction réelle des phonèmes et des monèmes; la détermination du domaine pour la science suppose le libre choix d’une lecture. Cette lecture dépend donc elle-même du lecteur, selon qu’il y engage les savoirs, les habitus , les codes dont il est porteur. La lecture d’un tableau est différente selon qu’y sont en jeu seulement les codes perceptifs – eux-mêmes déjà culturels, puisque certaines peuplades ne reconnaissent pas un homme dans un portrait –, ou que l’œuvre est confrontée au Musée imaginaire du spectateur, ou encore appréciée selon sa connaissance des techniques. Autrement dit, l’étude objective de l’art ne dispense pas d’une phénoménologie, en particulier une phénoménologie du sémiologue lui-même, qui doit savoir pourquoi et comment il privilégie une certaine lecture pour en faire une science. Cette phénoménologie peut se faire aussi historique: parmi les diverses lectures possibles de l’œuvre, on cherchera alors à connaître celle du lecteur contemporain de la création, celle-là même à laquelle le créateur s’adressait. Cette tâche incombe à l’histoire ou à la sociologie de l’art (l’histoire étant elle-même sociologie quand elle est compréhensive), telles que les pratiquaient avec une égale maîtrise Panofsky et Francastel. Car il s’agit alors d’élargir la signification de l’objet esthétique en montrant comment il s’accorde non seulement à d’autres œuvres de même style, mais au style d’une époque, à la vision du monde propre au milieu socio-culturel où il a pris racine; il s’agit de passer, selon les termes de Panofsky, de l’iconographie à l’iconologie qui considère les procédés stylistiques et les significations iconographiques comme « des symboles culturels ». Un seul exemple que nous empruntons à Panofsky: « Aux XIVe et XVe siècles, le type traditionnel de la Nativité avec la Vierge Marie étendue sur un lit est souvent remplacé par un nouveau type présentant la Vierge à genoux, en adoration devant l’Enfant. Du point de vue de la composition, ce changement se traduit par la substitution d’un schème triangulaire à un schème rectangulaire; au point de vue iconographique, il traduit l’introduction d’un nouveau thème formulé dans les écrits d’auteurs tels que le Pseudo-Bonaventure et sainte Brigitte. Mais en même temps il révèle un nouveau type de sensibilité propre aux phases ultimes du Moyen Âge. » Par là déjà l’œuvre échappe à son auteur: elle est inspirée par la culture qui habite cet auteur sous les espèces d’un habitus. C’est ainsi que l’art est le plus fidèle témoin de son époque; il y a là pour l’esthétique une mine inépuisable et qui n’a pas encore été systématiquement exploitée.La valeur de l’œuvreMais le sens de l’objet esthétique est aussi, d’une autre façon, inépuisable. Nous venons de discerner deux couches de significations. Il n’est pas sans intérêt d’observer que cette expression « couche de signification » apparaît chez deux esthéticiens dont les approches sont bien différentes, Ingarden et Panofsky. Preuve que phénoménologie et sémiologie peuvent faire bon ménage. Nous aurions pu aussi choisir un autre langage, celui d’Étienne Souriau, qui, proposant une « analyse existentielle de l’œuvre d’art », distingue particulièrement « l’existence physique » de l’œuvre qui devient « existence phénoménale » pour le spectateur, et « l’existence réique » qui appartient à ce qu’elle représente; à quoi il ajoute « l’existence transcendante » propre « au contenu invisible », qui est à peu près ce que nous avons appelé l’exprimé.La seconde couche, donc celle du représenté, peut en quelque sorte se redoubler lorsque le signifié y devient signifiant – lorsque l’attitude de la Vierge signifie une certaine vision religieuse du XIVe siècle. Il faut chercher, partout où c’est possible, comment s’articulent ces couches et se recoupent les analyses qui les discernent: comment par exemple dans un tympan roman le Christ en majesté est au point de convergence de toutes les lignes de force, ou comment dans L’École d’Athènes les têtes de Platon et d’Aristote entourent le point de fuite. Il faut suivre ici le conseil que Poussin donnait à Chanteloup: « Lisez l’histoire et le tableau », en donnant à ce et un sens fort; le tableau et l’histoire sont une même chose. Et l’on voit en même temps se formuler, dans le prolongement de cette problématique, une des questions les plus passionnantes de l’esthétique: celle de la « Correspondance des arts » (c’est le titre d’un livre d’Étienne Souriau); car cette articulation qui joue entre deux couches de significations, plastique et représentative, dans une même œuvre, peut jouer aussi entre des structures propres à des arts différents, comme lorsqu’un peintre illustre un texte ou brosse le décor d’une mise en scène, lorsqu’un musicien compose un lied sur un poème, lorsqu’un cinéaste associe l’image et le son. Il s’agit alors de savoir selon quel isomorphisme peuvent s’accorder les structures d’objets appartenant à des régions ontologiques différentes, et aussi, plus profondément, comment ces structures interfèrent au point de modifier l’ordre propre des régions: comment, mieux que métaphoriquement, le texte devient figure dans le calligramme, la figure texte dans un vitrail, l’espace discours ou musique dans un monument. L’œuvre, dans son essence singulière, transgresse les essences régionales.Cette singularité de l’œuvre, il faut la saisir comme unité. Cette unité se révèle dans une nouvelle strate du sens, que saisit le sentiment. Il faut bien que l’analyse isole le sens pour le déployer; mais ce qui caractérise l’objet esthétique, c’est l’immanence rigoureuse du contenu à la forme. Ce que dit Focillon, que « la forme ne signifie pas, mais se signifie », on peut le comprendre par ce que dit Sartre, que tel ciel du Tintoret est l’angoisse. Il y a un sens global de l’œuvre, un exprimé irréductible au représenté (et présent aussi bien dans les arts non représentatifs comme la musique), un sur-sens si l’on veut, qui est sans doute ce que Kant entendait par idée esthétique. Certaines esthétiques tendent à discréditer ce sens pour ce que, étant en droit immédiatement saisissable, il tendrait lui-même à discréditer le travail patient de l’analyse. Mais ce soupçon est vain: l’immédiat authentique est à la fois premier et dernier; et sa relation à l’analyse est double: il l’oriente et il l’appelle. Car la vision du tout ne refuse nullement la lecture analytique et historique; elle peut aussi bien venir après, et elle sait qu’elle en sera plus lucide et plus aiguë: l’immédiateté est toujours médiatisée, au moins par l’apprentissage des codes perceptifs: pourquoi ne le serait-elle pas par le savoir? Mais inversement, l’immédiateté peut orienter ce savoir: la perception de la totalité exerce une régulation sur le discernement des parties; dans une lecture naïve de l’œuvre, la multiplicité se déploie dans la totalité offerte à l’unité de vision; le cheminement autour de l’édifice et en lui est anticipé et comme rassemblé dans une saisie ubiquitaire. Et dans une lecture scientifique, le découpage des éléments formels ou thématiques peut être ordonné à cette saisie du tout: un même élément stylistique a une fonction et un sens différents selon le sens global des œuvres.C’est en prenant ce sens en charge que l’esthétique peut du même coup récupérer ce que le formalisme risque de négliger, et qui est pour certains esthéticiens l’essentiel, à savoir la valeur de l’œuvre. Peut-être est-il trop simple de dire que la beauté se mesure à l’expressivité; d’autant que l’expression de l’œuvre est inséparable de ses vertus formelles. Mais si l’esthétique ne renonce pas à porter un jugement de goût, elle doit justifier ce jugement par les analyses qu’elle opère; elle doit donc aussi prendre en considération la richesse et la profondeur du sens exprimé, c’est-à-dire du monde singulier que l’œuvre nous ouvre; elle doit tenter de dire ce que le sentiment éprouve, même si le discours est toujours inégal à son objet, même si la perception muette est irremplaçable.Cette réflexion, trop sommaire sur les approches de l’objet esthétique et leur solidarité est philosophique. Dès qu’elle réfléchit sur sa propre entreprise, l’esthétique ne saurait récuser la philosophie. Philosophiques aussi sont les problèmes proprement transcendantaux posés par l’expérience esthétique: à quelles conditions cette expérience est-elle possible? D’où vient que l’homme soit capable du jugement de goût? D’où vient que la nature même lui offre de la beauté? Peut-être, par ces problèmes qu’elle suscite, l’esthétique offre-t-elle une voie d’accès privilégiée à la philosophie. D’abord, en effet, l’expérience esthétique, parce qu’elle est une perception comblée et heureuse jusqu’à l’aliénation du sujet dans l’objet, nous invite à concevoir une indifférenciation originaire de l’homme et du monde, une présence antérieure à toute représentation, un état sauvage de l’être du sens, avant que la conscience ne se sépare pour le recueillir. Ensuite, l’art, qui nous reconduit à l’origine de la perception, nous parle peut-être aussi de l’origine du monde: des choses, dit Klee, il nous montre la genèse dans une nature naturante; de l’homme même, il montre les commencements, l’ancrage dans cette nature, l’éveil du désir dans une conscience qui prend ses distances en même temps que l’objet se dérobe à elle. Si le plaisir que nous prenons aux beautés naturelles vient de ce qu’elles attestent la complaisance de la nature à l’égard de notre pouvoir de connaître, comme dit Kant, le plaisir que nous prenons à l’art, lorsqu’il ressuscite les vieux mythes, comme Freud le montre de Shakespeare, vient de ce qu’il libère en nous des images immémoriales; et ce retour au fondement est peut-être aussi, comme à notre insu, une leçon de sagesse.Ainsi l’esthétique peut-elle déboucher sur l’éthique comme sur l’ontologie. Faut-il s’en étonner, alors que l’art tient une telle place dans notre civilisation? Et pourtant, depuis Hegel, on nous annonce sa mort. La mort d’un certain art, peut-être; mais que cette mort soit résurrection, nous pouvons le pressentir aujourd’hui. Et c’est pourquoi l’esthétique, sous les formes les plus diverses, tient dans la pensée contemporaine une place toujours plus large.
Encyclopédie Universelle. 2012.